" Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective ”business”, soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit (...). Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages.
Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible...
Rien n’est plus difficile que d’obtenir cette disponibilité. C’est là que se trouve le changement permanent. Il faut chercher en permanence les programmes qui marchent, suivre les modes, surfer sur les tendances, dans un contexte où l’information s’accélère, se multiplie et se banalise. "
Patrick Le Lay en 2004, alors président du conseil d'administration de TF1
En 2010, c'est France2, avec la diffusion de 2 documentaires, qui inaugure l'introspection presque sado-masochiste de la TV sur elle même. Mais attention, le téléspectateur en conservant son statut de voyeur participe également à une analyse spectaculaire qui vaudra à la chaine un taux record d'audimat. La caution qui consistait à dénoncer les dérives de la télé-réalité a permis à la chaine publique de s'assurer une audience élargie, aux motivations douteuses. A ces documentaires, j'en ai associé un troisième: Evidence, impressionnant court-métrage sur le pouvoir de l'image chez de jeunes enfants...
Le temps de cerveau disponible Ecrit et produit par Christophe Nick, réalisé par Jean-Robert Viallet, ce documentaire passe à la loupe les programmes de divertissement depuis les années 80, prenant à témoin penseurs et autres sociologues des médias. Dans le cadre d’une programmation événementielle, il constitue un juste contrepoint au « Jeu de la mort« , expérience choc diffusée par France 2 et RTBF.
Bien avant la télé-réalité, c’est la libération des ondes en France en 1984 qui ouvre la boîte de Pandore. Viallet et Nick rappellent que les donneurs d’ordre ne sont plus les pouvoirs publics mais des « pouvoirs actionnariaux« , qui veulent séduire à tout prix des téléspectateurs-consommateurs, des cibles marketing, des ménagères de moins de cinquante ans. En leur offrant « la promesse d’une transgression des tabous« , en annihilant leur capacité à prendre de la distance. Les « reality show » des années 80 (de « Psy show » sur Antenne 2 à « L’amour en danger » sur TF1) excitent nos pulsions les plus basses en mettant en scène l’intime, le conflit familial et l’humiliation.
A la fin des années 90, en réponse à une crise du divertissement, « Le maillon faible » (TF1), format apporté par la BBC et dont le ressort est "l’élimination de l’homme par l’homme" , prépare le terrain pour l’avènement de la télé-réalité au début des années 2000. Et c’est l’effondrement de la bulle Internet, qui va pousser M6 à franchir le pas en acquérant les droits de "Big Brother" . Au printemps 2003, TF1, dont le cours en Bourse est toujours en chute libre, s’engouffre dans la brèche avec "Secret Story" . Désormais, la télé encourage le passage à l’acte et surfe sur le narcissisme, la cupidité, le sadisme ou le cynisme, pour accroître son audience et prendre le contrôle sur nos comportements d’achat, sans vergogne. La fameuse phrase de Patrick Le Lay, l’ex-PDG de TF1, "ce que TF1 vend à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible" , prend tout son sens. Stiegler parle, lui, de "temps de cerveau sans conscience" .
Rien de nouveau sous le soleil ? En fait si. Parce que la téléréalité s’est banalisée. A un point tel que pour parvenir à capter encore un public qui intègre ces transgressions comme des normes valables, les chaînes doivent aller toujours plus loin. A l’écran, cela se traduit par une dissection de cadavre le samedi soir sur Channel 4. De quoi exciter cette fois notre pulsion de mort. « On est arrivés à un point de l’histoire de l’humanité extrêmement inquiétant, qui prône l’exploitation des pulsions« , met en garde une nouvelle fois Bernard Stiegler. « Être civilisé, c’est ne pas aller au bout de ses pulsions. » Et être capable, comme l’explique Freud, de différer la satisfaction de ses pulsions, de les transformer en investissement social.
Le risque, avec une téléréalité poussée à l’extrême, c’est de produire de l’hyperviolence, de la guerre civile et, in fine, de détruire la société. Christophe Nick enfonce le clou: « La télé est devenue folle, en particulier les télés commerciales gratuites qui sont représentatives d’une société décadente. Les programmes mis à l’antenne sont de plus en plus transgressifs, comme ces jeux japonais humiliants que les gros producteurs de flux sont en train d’acheter. En France, pays de l’exception culturelle, il y avait encore une pudeur. Mais quand les cours de Bourse se sont effondrés à l’été 2000, on est passés à une autre télé. » Dans « Le jeu de la mort« , le documentariste montrait que le pouvoir de la télé est devenu immense, au point de pousser, sur le plateau, les individus à tuer…
Faut-il laisser la télé continuer à exploiter la pulsion comme un automatisme qui conduit au crime ? Si les Français ont le sentiment d’avoir perdu leur identité, ce n’est pas à cause des Maghrébins, des Africains ou des Asiatiques qui s’installent en France, c’est parce que le marketing les a privés de leur culture, c’est parce que les parents n’ont plus de rapport à leurs enfants, c’est parce que les profs ne peuvent plus concurrencer la télé, qui capte l’attention beaucoup plus efficacement qu’eux. La pensée du philosophe Bernard Stiegler nous emmène loin dans Le temps de cerveau disponible, une réflexion aussi passionnante qu’inquiétante autour de la téléréalité et de programmes de plus en plus extrêmes qui vont susciter artificiellement le sordide, flatter les penchants les plus scabreux, les plus grégaires chez le téléspectateur.
Zone Xtrême - Le jeu de la mort de Christophe Nick.
Réitérant l’expérience de Stanley Milgram, menée au début des années 1960 dans un laboratoire de l’université de Yale, le documentariste s’est appuyé sur une équipe de chercheurs dirigée par la professeur de psychologie sociale Jean-Léon Beauvois pour vérifier si la télévision était bien en mesure de fabriquer de la soumission à l’autorité, comme dans la célèbre expérience reprise dans le film I Comme Icare, d’Henri Verneuil.
Contrairement à la BBC, qui a reproduit les conditions de l’expérience en laboratoire, en mai 2009, Christophe Nick ne s’embarrasse pas de blouses blanches. Son sujet n’est pas l’obéissance à une autorité scientifique, mais l’emprise de la téléréalité comme système de domination des consciences. Il a donc réuni quatre-vingt personnes parmi des candidats à un « pilote » d’un nouveau jeu télévisé devant être diffusé sur France Télévisions. Après un entretien avec le supposé producteur de l’émission, les candidats acceptent de participer à ce programme de divertissement, intitulé « La Zone Xtrème », où il devront administrer des « chocs électriques » à leur partenaire en cas de mauvaise réponse dans la restitution d’une liste de mots. Puis, le candidat se retrouve sur le plateau de « La Zone Xtrème », dans les studios habituels de ce genre d’émissions, à la Plaine Saint-Denis, et fait face une double pression : celle d’une authentique animatrice de France 2, Tania Young, et celle d’un public gonflé à bloc par un chauffeur de salles. Lumières crues, musique d’ambiance, gros plans... Pas de doute, tous les codes des jeux télévisés sont bien là. La mise en scène est d’ailleurs signée du réalisateur de « Fort Boyard » (France 2), Gilles Amado.
L’expérience de Milgram, qui a été rééditée une bonne vingtaine de fois en cinquante ans, ne trouve pas dans sa transposition télévisuelle des facteurs d’atténuation de la soumission. Bien au contraire. La présence d’un public décuple la tension qui pèse sur les individus et les incite à aller toujours plus loin dans la punition : 81% des candidats « questionneurs » vont ainsi jusqu’à la phase finale de l’expérience qui consiste à envoyer une décharge de 460 volts à la victime « questionnée » et supposée assise sur une chaise reliée à des bornes électriques (en réalité un acteur dont le questionneur et le public n’entendent que les réactions simulées : protestations, refus, révolte, souffrance et enfin silence). De son côté, l’animatrice revêt les habits de l’autorité légitime en répétant des injonctions déresponsabilisant le candidat, conformément au protocole de Milgram (« Ne vous laissez pas impressionner », « Nous assumons toutes les conséquences »...). Seule différence : l’appel au public qui intervient en dernier ressort pour achever de convaincre le participant de poursuivre le jeu (« Qu’en pense le public ? » Réponse : « châtiment », « châtiment »...).
Dans l’expérience de Stanley Milgram, seuls 62% des participants avaient été jusqu’à infliger des décharges supposées mortelles à l’individu soumis à la « question ». Avec « Le Jeu de la mort », non seulement cette proportion est encore plus importante (81%), mais la « désobéissance » y est toute relative : personne n’a refusé d’actionner la manette du « châtiment », sachant que neuf personnes ont arrêté l’expérience entre 100 et 220 volts et que sept ont attendu entre 320 et 420 volts. Auteur d’un documentaire sur la Résistance, Christophe Nick érige néanmoins en modèles les (trop rares) auteurs de ces actes d’insoumission. La référence au nazisme ainsi qu’au totalitarisme communiste est d’ailleurs évoquée par une des participantes (Milgram lui-même cherchait, à travers son expérience menée après le procès Eichmann, à comprendre les mécanismes psychologiques de soumission au nazisme).
Evidence de Godfrey Reggio
Ce court-métrage de Godfrey Reggio se focalise sur les yeux des enfants tandis qu’ils regardent la télévision – une activité dont les aspects psychologiques ont été analysés en profondeur dans le cadre de la controverse actuelle sur l’utilisation de cet équipement domestique.
En dépit du fait que les enfants sont engagés dans une activité banale, telle que regarder la télévision, ils semblent ici comme drogués,
plongés dans une stupeur qui rappelle les malades des hôpitaux psychiatriques.
plongés dans une stupeur qui rappelle les malades des hôpitaux psychiatriques.
Le film est constitué d’une séquence de très gros plans sur leurs visages, captant les variations imperceptibles de leurs états émotionnels,
sur une musique de Philip Glass, tout aussi efficace dans son intensité dramatique.
sur une musique de Philip Glass, tout aussi efficace dans son intensité dramatique.
Zone Xtrême - Le jeu de la mort : Vidéo Intégrale
Le temps de cerveau disponible : Vidéo Intégrale
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