"Ici on détruit une usine et demain on bâtira une prison", le film de Patric Jean débute par ce constat. J'ai peut-être l'air d'insister sur ce qui agite le débat politique, fait descendre les gens dans la rue et est étroitement lié au système économique que nous "subissons", mais plus on creuse et plus on trouve dans le passé sur les deux à trois dernières décennies des constats critiques en forme de cris d'alarmes, des pavés dans la mare du néo-libéralisme dément tel qu'il a pointé le bout de son bec de rapace depuis le début des années 80.
"Ce documentaire suggère en effet qu'en France, en Belgique et en d'autres pays d'Europe, les politiques mise en œuvre pour lutter contre la hausse du chômage sont plus sécuritaires qu'économiques : au lieu de combattre la pauvreté, on combat les pauvres. Aux côtés des quartiers riches, on tolère l'existence de banlieues de misère où se généraliserait la « tolérance zéro »...
Patric Jean montre ainsi que l'on concentre dans ces quartiers de misère tous les problèmes de nos sociétés : fort taux de chômage, fort taux d'analphabétisme, faux taux de pauvreté, fort taux de précarité, fort taux de criminalité... Alors que, selon lui, c'est précisément dans ces quartiers que l'État est le moins présent : faiblesse et/ou difficulté d'accès des équipements culturels, faiblesse des infrastructures de transport et d'urbanisme, distance à l'autorité, etc. Le documentaire identifie alors les conséquences de cette logique discriminatoire propre à nos sociétés occidentales. Ce faisant, le réalisateur remet en cause l'image d'une démocratie européenne où tous auraient leur chance et offre un regard sur la société européenne, qu'il juge brutale. Il déclare ainsi en introduction au documentaire : « Quelle drôle d’époque ! Que sommes-nous en train de faire ? Avons-nous perdu la raison ? »
Interview de Patric JEAN en 2003, lors de la sortie du film :
D’où vient l’idée de ce film ?
P.J. L’idée vient du rapport commandé par le ministre belge de la justice (Verwilgen) sur les liens entre immigré et délinquant. Le masque était tombé, Non pas celui de l’extrême droite qui n’en a plus depuis longtemps, mais celui de certains « démocrates ». Ce rapport a beaucoup choqué les sociologues, les criminologues mais la presse s’en est très peu émue. Comme si cette question n’était pas tout à fait idiote. Le rapport a donc été rédigé et, comme par hasard, il est mis en valeur et abondamment cité dans la littérature de l’extrême droite flamande (Vlaams Block).
Qu’est-ce qui vous choquait le plus et pourquoi en faire un film ?
P.J. C’est le même ministre qui, en même temps, proposait la dépénalisation des délits financiers pour lesquels il fallait « trouver des arrangements » et qui a tout fait pour criminaliser la pauvreté. Même méthode en France. C’est toute l’Europe qui est en train de passer du traitement social de la pauvreté au traitement carcéral. En faisant ce film, je voulais montrer ceci : la dualisation de notre société entre les populations les plus riches et les plus pauvres est de plus en plus violente. Pour maintenir une société de marché où ceux qui n’ont rien à perdre se tiendront tranquilles face à la richesse des autres, aux biens de consommation à outrance, à la publicité omniprésente, il faut une sorte d’état policier basé sur la surveillance, le contrôle et la peur de la prison. L’attitude du gouvernement français contre les sans-abris, prostituées et toxicomanes est exemplaire : il faut qu’ils soient invisibles aux yeux de la petite bourgeoisie. Je pense que sur le plan mondial c’est tout à fait comparable puisqu’on est passé d’un écart (entre les pays riches et pauvres) de 1 à 44 il y a trente ans à un écart de 1 à 80 aujourd’hui. Et il n’y a aucune raison de penser que cela va s’ arrêter là.
Peut-on pour autant justifier la délinquance, la violence ?
P.J. Bien sûr que non. Il ne s’agit pas de dire que les riches sont méchants et les pauvres gentils et que ce qu’ils font est bien. Il ne s’agit d’ ailleurs pas de bien ou de mal. Pour réfléchir, il faut d’abord mettre entre parenthèses le plan moral et observer la situation rationnellement. Je vais vous décrire une situation banale et que j’ai rencontrée : un adolescent dont le père est chômeur de longue durée, dont les frères et sours sont chômeurs ou très précaires, qui est tenté en permanence par la publicité pour des objets dont il sait pertinemment qu’il ne pourra jamais les posséder de manière légale, ses parents tremblent face à la venue possible d ’un huissier, la famille ne mange pas toujours à la fin du mois. Si vous ajoutez à cela les conséquences psychologiques de l’exclusion (violence familiale, dépression des parents, alcool...) et que vous considérez que ce jeune, parce qu’il est d’origine immigrée, est souvent l’objet de brimades, contrôles policiers et autres ségrégations, comment peut-on attendre de lui qu’il se comporte comme un « petit bourgeois » ? Savez-vous qu’il y a des familles où aucun enfant n’a jamais reçu un jouet à noël ou un anniversaire. Pouvez-vous imaginer les conséquences sur un tel enfant du matraquage publicitaire de fin d’année ? Savez-vous qu’il y a des familles en Belgique et en France où l’on a faim à la fin du mois ? Où l’on donne à manger aux enfants des biscuits trempés dans du lait ? Où les enfants vont voler de la nourriture dans les grandes surfaces ? Faut-il attendre de gens que l’on place dans le désespoir qu’ils aient une autre attitude que celle des désespérés ?
C’est donc avant tout un problème social ?
P.J. Evidemment. Un problème d’exclusion sociale doublé d’une exclusion raciste. L’origine nationale ne joue pas dans les phénomènes de délinquance si ce n’est que les immigrés sont sur-représentés parmi les couches les plus pauvres. L’Observatoire International du Travail a démontré qu’une entreprise belge sur trois faisait de la ségrégation à l’emploi sur les bases de l’origine nationale. Les personnes issues de l’immigration maghrébine sont donc considérées comme des exclus visibles (même si certains s’en sortent très bien) et donc à surveiller. Vous ajoutez à cela quelques clichés racistes qui durent encore (les arabes sont fourbes et les juifs radins)... Savez-vous par exemple qu’à Bruxelles, la police a organisé le fichage de jeunes issus de l’immigration totalement inconnus de la justice. On a organisé des rafles dans des quartiers immigrés, on a emmené des jeunes au commissariat, on les a photographiés, fichés et relâchés. Cela ne vous rappelle rien ? Alors pourquoi les maghrébins ? Parce que l’on sait qu’ils sont sur-représentés dans les classes défavorisées et donc à surveiller et aussi par racisme ordinaire. Il faut donc qu’ils soient sous contrôle. Quand le Bourgmestre bruxellois de l’époque a été interpellé officiellement, il a répondu en trois lignes en disant que cela correspondait aux voux de la population ! Ce monsieur (De Donnea) est un membre éminent d’un parti démocratique (MR) qui défend par dessus tout la société de marché.
Votre impression s’est confirmée à la prison ?
P.J. Mais c’est certain. Si l’on met de côté les délinquants sexuels, pour le reste, les prisons sont remplies de ce que l’on appelait jadis le sous-prolétariat. Des sans-emplois, sans formation, souvent fils de chômeurs ou de travailleurs très précaires plus tous ceux dont le seul délit est d’ être un étranger sans papier qui a fui la misère ou la guerre. J’ai rencontré essentiellement deux types de personnes en prison. D’abord ceux qui sont les plus détruits par leur situation, certains ont leur place en hôpital psychiatrique plutôt qu’en prison. Ils sont enfermés souvent pour des petits délits et se retrouvent dans une misère psychologique et morale indescriptible, une souffrance insoutenable. Voyez la séquence du mitard... Imaginez ce que ce garçon fera à sa sortie. L’autre catégorie de personnes rencontrées est celle d’hommes révoltés. Ils ont parfaitement compris le système, analysé leur situation et en ont déduit qu’il n’y avait pas de place pour eux : sans formation, avec un casier, parfois un nom étranger, pas de réseau autour d’eux... Il faut dire que dans la plupart des cas, les délits sont mineurs, ils n’ont tué ni blessé personne. On peut être en prison pour des vols simples. Tous ceux que j’ai rencontrés ont commis des délits qui découlent directement de leur situation sociale. Dans tous les cas, la prison va aggraver sévèrement la situation. Savez-vous qu’à la prison de Lyon (une honte) on donne aux plus pauvres à leur sortie un sachet avec une carte de téléphone, dix tickets de bus et un chèque repas ! Et vous voudriez qu’ils ne récidivent pas ? C’est une plaisanterie ?
Comment s’est opéré le choix des lieux ? La répartition France/Belgique ?
P.J. Je voulais travailler sur deux pays au moins car c’est un problème international. C’est la conséquence d’une société de marché et non une situation particulière à un pays. J’ai tout de suite choisi ces deux pays. Ce sont ceux que je connais le mieux et ils ont des caractéristiques intéressantes : taux records de racisme, taux records de suicide, taux de chômage important. Leurs différences sont intéressantes : la France a eu des colonies en Afrique du Nord et a fait venir de la main d’ouvre de ses colonies. C’est exactement le contraire en Belgique. D’autre part, il n’y a pas eu, en Belgique, de construction de grands ensembles de type banlieue h.l.m. comme en France. Ce sont donc des situations différentes en apparence mais avec un « terreau » commun à toute l’Europe, ou presque. On m’a interdit de filmer dans les prisons françaises alors on l’a fait en Belgique. Pour le reste, les quartiers étaient très difficiles d’accès. La télévision y a fait tellement de dégâts qu’il est devenu presque impossible d’y filmer même avec une très longue préparation, même avec les gens dont on est devenu proche. Pour le reste, et surtout en Belgique, il y a la honte. Tout vous dit que si vous ne possédez pas la voiture à la mode, le téléphone à la mode, les vêtements qu’il faut et une parcelle de pouvoir, vous n’êtes rien et vous n’ avez que le droit de vous taire. Rappelez-vous la publicité : « il a l’argent, il a le pouvoir, il a la voiture, il aura la femme ». Il est donc impossible, pour un jeune, de prendre la parole pour dénoncer sa propre situation sociale. C’est la honte. On baisse la tête et on continue. Bizarrement, j’ai trouvé le phénomène beaucoup plus marqué en Belgique qu’en France. Toutes les séquences que j’ai voulu tourner à Bruxelles se sont soldées par un échec (sauf deux qui ne sont pas dans le film car elles étaient plus faibles). Le couvercle sur la problématique sociale est donc mieux verrouillé en Belgique, il est intériorisé par les populations concernées. C ’est grave.
Dans le contexte actuel de la montée de l’extrême droite, de l’intégrisme, d’un racisme exacerbé vis-à-vis des musulmans, quel est l’impact escompté du film ?
P.J. J’aimerais tellement faire douter. Briser quelques certitudes de la pensée unique sur la délinquance, les « sauvageons » et autre insécurité. Sur ce thème, il y a deux discours qui s’affrontent : celui des politiques (et des hommes d’affaires qui vendent de la sécurité), très simple, facile à comprendre, répressif, moraliste et qui aggrave le sentiment d’insécurité et le malaise social et puis il y a le discours des scientifiques, des criminologues, des sociologues, complètement en opposition avec les politiques. Leurs travaux sont passionnants, brillants, souvent complexes mais totalement inconnus des politiques et des journalistes (voir la bibliographie). Un scientifique vous dit qu’il n’a pas les moyens de mesurer l’évolution de la délinquance à court terme, qu’il n’existe pas de méthode scientifique pour ce faire et en même temps vous entendez les politiques parler de la délinquance qui augmente ou recule de x% en un mois. C’est un mensonge complet. C’est de la manipulation mais personne, je dis bien absolument personne ne le dit dans les media.
Pourquoi ne peut-on se fier aux chiffres de la délinquance ?
P.J. Parce les chiffres ne révèlent que la délinquance qui a été répertoriée par les forces de police. L’immense majorité des actes n’est jamais signalée. Comment peut-on les compter ? Les chiffres ne révèlent que la manière de travailler de la police. Par exemple, des policiers ont révélé récemment en France qu%on leur demandait, dans certains commissariats d’ enregistrer le moins de plaintes possibles et même d’en détruire dans les ordinateurs pour faire baisser les chiffres sur tel secteur. La délinquance a explosé d’un seul coup en France dans les zones « gendarmerie ». Comme si tous les délinquants de Lille à Marseille s’étaient dit « à partir de telle date, on met le paquet ». Cela n’a aucun sens. Même chose dès la mise en place d’un nouveau gouvernement, le taux de délinquance diminue illico. Ou c ’est de la magie, ou c’est de la manipulation. D’autre part, la plupart des délits sont invisibles : savez-vous qu’à Paris, une main-courante (pas repris dans les chiffres évidemment) sur deux enregistrée dans les commissariats est le fait d’une violence commise contre une femme par son conjoint ou son mari ? Vous parlez d’une violence ! La femme ne se fait pas voler son sac ou son téléphone, elle ne se fait pas « car-jacker ». Non, elle s’enferme chez elle avec son agresseur habituel et souvent très violent ! Dix pour cent des femmes de France en sont l’objet ! Mais on entend peu parler car les lobbies de la sécurité n’y peuvent rien. La sécurité est essentiellement l’enjeu d’ un business. En France, par exemple, l’ « expert » en sécurité qui est sur tous les plateaux est Alain Bauer qui est, par ailleurs, le patron de la plus grande société de sécurité de France (AB Associated). Il a donc tout intérêt à gonfler le problème et à crier au feu car c’est lui le pompier qui se fera payer très cher pour éteindre l’incendie qui parfois n’existe que dans les têtes. Là où il a vendu un de ses premiers audits, c’est à Vitrolles sous la mairie socialiste. Quelques temps après la ville passait au FN...
Et la délinquance en « col blanc »...
P.J. J’allais y venir. L’autre délinquance invisible ou bien souvent l’objet de magnanimité, c’est la délinquance financière, le blanchiment, la corruption etc. Une poubelle qui brûle ou un sac arraché sera toujours plus visible que de l’argent blanchi au Luxembourg. Il est quand même étonnant de remarquer que deux pays comme la France et l’Italie ont à leur tête un délinquant notoire (sans parler des affaires de M. Bush). Cela ne semble gêner personne. Il y a des délinquances socialement mieux acceptées même si elles font plus de dégâts. Une société, Michelin par exemple, peut supprimer des milliers d’emplois pour faire grimper l’action en bourse. C’est moralement indéfendable mais ça, ce n’est pas de la délinquance. Et pourtant cela crée énormément d’insécurité, non ? Parlez-en aux libéraux (socialistes compris) en Belgique et en France, vous verrez ce qu’ils vous répondront : le marché. Toujours le marché. Mais quand il s’agit de réfléchir à le remettre en question, vous ne trouvez plus grand monde.
Vos films sont ancrés dans le social, pourquoi ? Pour dénoncer, par militance ?
P.J. Je ne veux évidemment pas faire que cela. Mais il est vrai qu’il y a urgence. Je ne crois plus du tout qu’il soit possible de faire de la politique dans un parti. Pas à cause des hommes mais à cause d’un système qui est complètement bloqué et qui amène les partis de gauche et de droite à avoir des programmes très semblables, c’est à dire un arrangement plus ou moins social avec la société de marché qu’on ne remet pas en question. Mais il y a d’autres manières plus efficaces de faire de la politique et de lutter pour la démocratie, (la démocratie participatite, l’économie sociale et solidaire, l’instruction gratuite et de haut niveau et la culture pour tous, des services publics de qualité, etc) sans mandat, en faisant des films, en écrivant des livres, en participant à des forums sociaux, à des mouvements sociaux... C’est ce que je fais pour l’instant. Et l’avantage est que je ne brigue aucun mandat donc je n’ai pas besoin de plaire à un électeur donc je peux m’exprimer librement. Liberté que les politiques n’ont plus, puisqu’ils sont liés malgré eux à un marketing électoral.
Comment se fait le choix entre le documentaire ou la fiction ? Continuerez-vous dans le documentaire ou passerez-vous à la fiction ?
P.J. Les deux m’intéressent. Les deux genres ont leurs avantages et leurs limites. Impossible de montrer en documentaire ce que les frères Dardenne parviennent à faire ressentir en fiction. Mon idéal serait entre les deux genres, une sorte de mélange. Mais je n’y suis pas encore, j’ai encore beaucoup de travail. Je veux travailler beaucoup sur la forme, je voudrais vraiment avancer sur ce terrain. Travailler le style. Mais c’est difficile en documentaire car vous êtes coincé entre la volonté d’en dire plus et celle de le dire mieux. Il y avait par exemple une séquence de « La Raison... » avec un homme qui se promenait dans un quartier h.l.m. et parlait de la délinquance en col blanc. Un sociologue a vu le montage et trouvait qu ’il fallait en dire plus en ce sens. Mais quand Thierry Garrel (ARTE) a vu le montage, il a trouvé que la forme de cette séquence ne correspondait pas au reste du film. La texture n’était pas la même. Il avait parfaitement raison et on a enlevé la séquence mais en regrettant de ne plus dire certaines choses. Ce sont toujours des choix difficiles pour lesquels on fantasme sur le degré d’information du spectateur : est-ce qu’il va comprendre ça ? est-ce qu’il sait déjà ça ? Un vrai casse-tête ! Mais passionnant. Pour répondre à votre question, je travaille à un scénario de fiction et je réfléchis à un projet documentaire.
La prison occupe une place importante dans le film...
P.J. C’est le cour du système ! J’ai compris en faisant ce film, que le principe de la prison n’est pas la privation de liberté. Celle-ci n’est qu’ un moyen. Le principe de la prison est l’humiliation. Il faut faire plier (ou casser) ceux qui résistent au système, qui refusent de s’y soumettre parce qu’ils n’ont rien à perdre, qui n’acceptent pas de rester des hommes de deuxième classe parce qu’ils sont mal nés. Un des directeurs de la Direction des Services Pénitentiaires de Paris ne dit d’ailleurs rien d’ autre quand il écrit : « Les délinquants sont des inadaptés sociaux et la finalité carcérale est de les remodeler pour les rendre aptes au fonctionnement de la société. » Et pour ce faire on n’a rien trouvé de mieux que l’humiliation, violence invisible idéale pour faire plier les esprits. Cela fonctionne bien. Tout, dans une prison, est fait pour humilier les détenus. Et comme par hasard, cette humiliation est appliquée par des hommes (les surveillants) de la même classe sociale qu’eux. Certains directeurs de prison ont le courage de le dire clairement et de le dénoncer. Un fait est très peu connu et pourtant, il explique tout notre système de société : il n’ y a pas de corrélation entre taux de délinquance et taux d’enfermement en prison. Parfois, la délinquance stagne et on enferme beaucoup plus (comme aux USA où la population carcérale a été multipliée par 4 en 20 ans sans augmentation du nombre de crimes et délits). Par contre, il y a une corrélation importante entre la dérégulation du marché du travail (le chômage) et le taux d’enfermement dans les prisons. Plus il y a de chômeurs et plus on enferme, c’est une règle de notre société. Les prisons américaines ont pu faire baisser ainsi de deux points le taux de chômage du pays ! C’est donc une façon de régler le problème. Ce n’est pas un complot de magistrats évidemment mais il y a des mécanismes qui l’expliquent. Des tas d ’études empiriques ont été publiées sur le sujet. Qui les lit ?
Vous plaidez donc pour une réforme du système carcéral ?
P.J. Pas du tout. Je plaide pour sa suppression. Pour paraphraser Pierre Reynaert, intellectuel et ancien directeur de prison : une prison qui permet au détenu de se réinsérer à la sortie est plus utopique qu’une société sans prison. Ce qui veut dire qu’il ne faut pas réformer le système carcéral mais notre système de société. Faire ce que Jean-François Khan appelle « la révolution des modérés ». Comment avez-vous été reçu dans les quartiers, en prison... P.J. Au début, toujours avec méfiance, les media ont fait beaucoup de mal. Puis, petit à petit, quand les gens comprenaient que je ne venais pas pour les juger ni les filmer à la va-vite, que je passais du temps avec eux, ils m’ont souvent très bien accueilli. En prison particulièrement. Je n’ai pas peur de dire que j’y ai rencontré des gens formidables, qui avaient fait des bêtises soit, mais je ne suis pas là pour les juger. Je ne sais pas ce que j ’aurais fait si j’avais eu la vie de certains d’entre eux. Dans les quartiers, après un certain temps, j’ai eu un accueil formidable. J’y ai encore des contacts. Je me suis retrouvé la nuit, dans des caves avec des jeunes qu’on nous présente comme des « sauvageons » sans que rien ne me soit jamais arrivé. Je n’ai jamais eu peur. On ne m’a jamais agressé, ni insulté, ni rien volé même quand nous étions là avec du matériel de tournage. Tous ces jeunes ont seulement envie qu’on les écoute avec un minimum de respect. Ces quartiers ne sont pas les coupe-gorge que l’on nous dit. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne s’y passe rien.
Quel tort ont les medias dont vous parlez ?
P.J. Ils ont souvent le tort de parler de ce qu’ils ne connaissent pas. Les journaux télévisés en particulier. Quand quelque chose se passe dans un quartier, on vient vite avec une caméra, accompagné de policiers, on tourne trois images et on s’en va. (voyez la séquence des images d’émeutes à Amiens, comme les journalistes partent en courant avec la police). Et puis on dit des âneries et on passe à autre chose. De ce fait, ces quartiers sont frappés d’ostracisme, les gens ont peur des jeunes, des arabes, etc. Je ne vous parle pas des émissions de type « le droit de savoir » qui sont souvent filmées directement par la police et dont le but est clairement d’effrayer le spectateur. Dans ce cas, c’est clairement de la propagande. Ce n’est pas toujours la faute des journalistes à qui l’on demande une rentabilité et rien d’autre, qui n’ont pas le temps de faire leur travail et qui sont pressés par l’audimat pour cause de marché (encore). Savez-vous que Bouygues qui gère TF1, chaîne spécialiste de ces programmes de « marchand de peur », a aussi des intérêts économiques dans des sociétés de conseil en sécurité, vidéosurveillance, etc. Et il y en a beaucoup d’autres. Il ne faut pas oublier que la sécurité et l’insécurité sont avant tout des business.
Vous êtes très critique vis-à-vis de la police.
P.J. Je pense qu’une police est absolument nécessaire dans une démocratie et je sais qu’un certain nombre de policiers ont une haute idée de leur mission. Mais je suis convaincu que la police ne peut remplir son rôle que si elle travaille avec une parfaite déontologie. Dans le cas contraire, elle est au service d’une partie seulement de la population, aux dépends d’une autre. C’est ce qu’on appelle un « couvercle ». Pensez que des sondages révèlent que 6 Français sur 10 se décrivent personnellement comme « au moins un peu racistes », (en Belgique 22% des gens se disent « très racistes ») Imaginez que la police soit dans la moyenne... Vous voyez le résultat ? Pendant les repérages, j’ai traîné dans beaucoup d’endroits, j’ai beaucoup écouté et je peux vous dire que j’ai entendu des choses affreuses. J’ai entendu à plusieurs endroits des policiers et même un surveillant-chef d’une prison (où je n’ai pas tourné) parler d’extermination des délinquants, de chambres à gaz qui devraient rouvrir, de 9 mm dans la tête que méritaient tous les détenus, etc. Imaginez l’attitude de ces gens-là quand ils sont face à un jeune maghrébin ou un sdf ou une prostituée, les mains attachées. On sait pertinemment qu’il y a de nombreux endroits où la police passe à tabac certains jeunes. J’ai été étonné, au tribunal de Lyon, de voir combien de policiers portaient plainte contre des prévenus pour blessure au doigt ! On souffre beaucoup des mains dans la police. Un jour un policier a même accusé un prévenu de lui avoir donné un « coup de boule à la main »... Beaucoup de professionnels, des travailleurs sociaux, des éducateurs, certains magistrats vous le diront sous couvert de l’anonymat mais personne ne bouge. J’ai moi-même vu des provocations policières incroyables, une amie en a encore filmé récemment à Lyon, je possède des photos d’une personne au sortir de sa garde-à-vue avec des traces de matraques sur tout le corps. Ca fait deux lignes dans un journal, un quart de page dans Le Monde ou dans Le Soir une fois par an et puis...
La séquence au tribunal est très violente également. C’est une critique des magistrats ?
P.J. Non, c’est une critique de certains magistrats. J’ai vu des juges faire leur métier... je ne trouve pas le mot... comme des héros. En essayant de prendre une décision qui est parfois seulement la moins mauvaise. En prenant leur métier plus qu’à cour face à des drames humains parfois terribles. Mais à côté, j’ai vu d’autres magistrats que je ne veux même pas qualifier ici. Des gens qui s’amusent de la misère des autres, dont le grand sport est de faire pleurer les gens à la barre avant de les envoyer au trou ou bien de les insulter comme je l’ai entendu (« espèce d’imbécile »). J’ai vu un garçon de 19 ans se faire juger en comparution immédiate pour s’être battu avec un copain qui a porté plainte. Le prévenu dit qu’il est l’agressé et non l’ agresseur. Le soir, au tribunal, le copain-victime vient témoigner et avoue être bien l’agresseur, ajoutant que l’autre n’a rien fait de mal et qu’il faut le relâcher. Le procureur se lève alors et demande de la prison ferme parce que se battre c’est toujours se battre. Quatre mois fermes pour le garçon. L’autre petit monsieur qu’on voit dans le film avec son avocat et qui avait volé un cadeau d’anniversaire et des tranches de dinde : le procureur a demandé un an ferme et il a obtenu quatre mois ! Pour un type qui crève de misère. Est-ce la justice ? Mais ça, on ne le voit pas à la télévision tout simplement parce que c’est moins spectaculaire. Pas parce qu ’il y a une censure. J’ai vu à ce propos un reportage sur un comité de rédaction de France 2 : le rédacteur en chef défend des sujets sur les livreurs de pizza et sur les lunettes de soleil. Comme le présentateur du journal semble ne pas aimer, le rédac-chef lui dit que s’il veut perdre la moitié des téléspectateurs, il n’a « qu’à faire un sujet sur la ségrégation à l’emploi ». Tout est dit. Pensez-vous que la situation sociale puisse pousser des jeunes vers un Islam radical ? On peut dire deux choses à ce sujet. Premièrement, les gens dans une situation de désespoir sont toujours susceptibles de se faire manipuler. Que ce soit par des intégristes religieux de n’importe quelle religion (il y en a partout), par des sectes, des extrémistes politiques... Ensuite, un autre problème plus grave se pose : les autorités attendent de l’Islam dit modéré qu’il prenne en charge les jeunes des quartiers pauvres en leur imposant une morale qui n’est rien d’autre qu’un couvercle sur le problème social. Quand vous n’avez rien à perdre (pas de travail, pas d’espoir d’en trouver un, plus vraiment de dignité) seule la peur de la prison ou la morale peuvent vous empêcher de passer à l’acte car tout vous y invite. Le banquet de la consommation est devant vous et vous n’y avez pas droit. Il faut donc vous faire peur avec la prison ou vous calmer avec la morale. Lors d’une interview à la télévision française, Sarkozy a récemment annoncé qu’à ses yeux « l’Islam peut être utile, la religion peut être un soutien à des jeunes qui n’ont rien dans la tête ». La religion comme une police dans la tête...
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