"Vous qui entrez, perdez toute espérance." Il y a les films qui vous giflent ; il y a aussi ceux qui vous cassent la gueule. Celui-là en est un. D’une dureté, d’une brutalité sans limite, d’une implacabilité désespérée. Ce n’est pas une descente aux enfers, c’en est une visite guidée. Mais le guide n’est pas le docte Virgile et, tout bien considéré, les bolges de Dante ressemblent à des plats de "nouvelle cuisine", comparées aux tortures que Johnny observe, souligne, expose, inflige et s’inflige. On y abandonne l’espoir d’en sortir avec la croyance qu’il y a quelque chose d’autre dehors. L’Enfer, ce n’est plus seulement les autres, ou ailleurs, ou après, c’est ici et maintenant, c’est direct, c’est partout et c’est en Johnny, intellectuel paumé de Manchester, qui n’a pour foyer que les livres qu’il lit, ses sarcasmes, son cynisme.
Nous sommes dans les années 1990. L’envers de la fête techno-multiculturelle, de la catharsis altermondialiste. Cassandre sans souffle, Johnny n’est dupe de rien, même pas d’un quelconque immoralisme, et c’est bien ce qui le perd. Fuyant la vengeance d’une femme qu’il a violée, il se retrouve à Londres, dans l’appartement d’une ancienne compagne qui a quitté les pluies du nord pour le smog de la capitale et partage ses pénates avec une jeune paumée (la touchante Katrin Cartlidge!) et une infirmière d’ONG, alors en voyage. Vite lassé de la mélancolie de l’une, qui répond à ses sarcasmes par une tendresse obstinée, et de l’agaçante faiblesse de l’autre, il s’enfonce dans la grande ville nocturne pour y exercer son cynisme ; il y fait alors une série de rencontres : un jeune vagabond écossais et sa compagne, aussi perdus qu’idiots (au sens propre du terme) ; un gardien de nuit quinquagénaire, solitaire et songeur ; une femme alcoolique que le gardien observe presque amoureusement, sans jamais oser, voire souhaiter, la rencontrer, derrière les stores de son immeuble ; une jeune serveuse de snack, vide et triste ; un colleur d’affiches puis une bande qui lui éclate la tronche.
Revenu blessé, délirant et crasseux à l’appartement de son amie – pitoyable et provisoire Ithaque* – sa rencontre finale sera la pire : un néo-yuppie, figure particulièrement écœurante du mépris et de l’arrivisme d’une certaine bourgeoisie britannique, issue des ovaires détaxés de Margaret Thatcher…
S’il est vrai que la copie d’un évènement est nécessairement grotesque, alors Johnny, qui se veut à la fois christique et socratique, est terriblement ridicule. Vain. Car, ce n’est pas l’indifférence des bien-pensants qui répond à ses cris, à ses gesticulations prophétiques, c’est le silence des brutes, le silence des gens qui ne pensent pas, ou ne pensent plus, et qui n’ont plus de force que pour ressentir – On ne sait quoi d’ailleurs. Johnny est grotesque parce que, alors que le Christ et Socrate parlaient aux hommes, cherchaient à les ramener à Dieu pour l’un, à la vérité pour l’autre, lui hante le réel de son seul monologue, ne dénonce que des évidences à des gens qui ne peuvent rien y changer. Et tandis qu’il se cherche des ennemis à combattre (plutôt que des amis à convaincre), il se perd dans ses limbes intérieurs ; il érode en geignant la force de son refus – et suscite chez le spectateur une sensation de gâchis. Rien de plus désespérant qu’un individu qui passe à côté de son oeuvre…
Naked, admirablement servi par une photographie au grain terne comme de la brique de docks, des dialogues (et des constats) implacables, le jeu et les poils de barbe tristes de David Tewlis – Naked, donc, est, malgré ce que d’aucuns pourraient qualifier « d’excès de désespoir », beaucoup plus crédible qu'un Secrets and Lies et manifeste le génie propre du cinéma réaliste britannique, eu égard au néoréalisme italien obsédé par l’enfance, l’innocence et l’injustice morale : il est sombre, malsain, ne présente pas cette innocence comme un état initial mais comme un fossile, un reliquat spirituel inutile, embarrassant. Les mots y ont aussi une importance plus grande, affluent comme pour s’engouffrer dans un espace vacant aux contours flous et absurdes où les personnages errent et se débattent... 17 ans après sa sortie, Naked demeure une parabole cruelle de la dérive existentielle.
* D'après L'Odyssée d'Homère, Ulysse était le roi d'Ithaque, île qu'il retrouva après avoir erré en mer. C'est à Ithaque que sa femme Pénélope l'a attendu malgré des prétendants entreprenants comme Antinoos. Des astronomes ont estimé que la date de retour d'Ulysse vers Ithaque serait de 1178 avant notre ère, bien que cette historicité resterait encore à démontrer et repose sur deux postulats encore incertains que sont l'inclinaison de l'axe de la terre à l'époque donnée. L'étude des interpolations de textes d'époques et de styles différents dans l'Odyssée semble montrer qu'il s'agissait à l'origine d'un parcours initiatique symbolique, transformé par Homère en un récit de voyage géographique rappelant peut-être des courants de navigation antiques entre les Pélasges, les Peuples de la Mer, les Phéniciens et l'Asie Mineure. A part Troie et la Sicile, la plupart des lieux cités dans l'Odyssée sont difficiles à identifier. La localisation de l'Ithaque décrite par Homère est elle-même sujet à caution : certains auteurs pensent qu'il s'agit de l'actuelle Céphalonie, et l'Ithaque actuelle pourrait alors être la Phéacie homérique (souvent identifiée dans l'actuelle Corfou), car d'une part un village du nom de Φεάκοι (Phéakoi) était localisé sur l'île, à Platithrias, et d'autre part le nom populaire de « Thiaki » pourrait venir de Φεάκια (Phéakia: il ne serait alors pas une déformations d'Ιθάκη - Ithaque). Source Wikipédia
Naked - Mike Leigh
* Réalisation et scénario : Mike Leigh
* Image : Dick Pope
* Montage : Jon Gregory
* Costumes : Lindy Hemmings
* Décors : Alison Chitty
* Musique : Andrew Dickson (Superbe !)
* Production : Simon Channing-Williams, Thin Man Films, Film Four International, British Screen
* Date de sortie française : 10 novembre 1993
* Durée : 131 min
Acteurs * David Thewlis
* Lesley Sharp
* Katrin Cartlidge
* Greg Cruttwell
* Claire Skinner
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