Les dernières miettes de pain mélangées à des restes de terrine ont glissé de la toile cirée au creux de la main de Jo laissant une trainée un peu grasse. Jo a lissé ses mains dans l'évier et s'est rassis en terminant son verre de vin. Il regardait le lino de la cuisine , taché et terne. A aucun moment l'idée de lessiver ce foutu sol ne lui passa par la tête. Non il se disait juste que plus rien ne se passerait jusqu'au coucher, comme d'habitude, il allumerait la télé dans sa chambre et s'endormirait devant un programme stupide. Une des bretelles de son bleu de travail pendouillait déjà sur ses hanches et il s'apprêtait à virer l'autre quand on cogna contre la porte vitrée de l'entrée. Son mètre quatre-vingt et ses poils s'immobilisèrent. Dehors les feuilles des arbres frémissaient, le vent sifflait comme un sexe pissant après l'amour. Une silhouette sombre et féminine brisait la monotonie des carreaux de verre et se tortillait dehors. Une phalène venait de s'engluer dans le ruban tue-mouche. Jo réajusta son bleu et d'un pas lent alla déverrouiller. Une femme d'une trentaine d'années se tenait là dans le chambranle, essoufflée et un peu en panique. Ce qu'il remarqua d'abord c'était cette robe noire un peu sophistiquée pour ce coin paumé où il vivait. Une robe de soirée sexy et pleine de boue. Le visage de l'inconnue était piqué de traces de sang séché ou bardé de confiture parce qu'une drôle d'odeur sucrée venait taquiner les narines de Jo.
Elle demanda de l'aide, sa voiture avait dérapé sur la départementale qui traversait le village. Souvent l'hiver même les gens du coin se vautraient dans la courbe à l'entrée du village. Ca gelait sévère et la gnôle locale faisait le reste. Jo mit sa vieille polaire grise et son bonnet, il couvrit la jeune femme de son épaisse veste en cuir. La voiture avait juste ripé et elle s'en sortait à bon compte avec une petite blessure à la tête qui s'arrêta de pisser l'hémoglobine dans un mouchoir humecté de bétadine. Il sorti son vieux tracteur rouge et rouillé par endroits mais d'une fidélité mécanique irréprochable depuis trente ans. Un cable d'acier hissa la voiture immatriculée en région parisienne hors du fossé bourbeux. La femme remerciait Jo tout en s'excusant du dérangement, les mots avaient parfois cette légère incohérence et l'incongruité dû au choc après un accident. Elle était agitée et il lui proposa de se réchauffer au coin de la gazinière à bois pendant qu'il jetterait un oeil au véhicule dont la carrosserie avait un peu morflé. Elle disait s'appeler Nina, une commerciale qui rentrait d'une tournée en province, pour un gros client.
Jo ne mémorisa pas le nom de la boite pour laquelle elle bossait, c'était sa voix un peu rauque, un peu à court de souffle et pourtant posée qui lui plaisait et son haleine sucrée, son odeur de mûre sauvage,toutes ces senteurs qui emplissaient la pièce. La salle de bain fut squattée pendant une bonne demie heure. Il avait oublié tout ça depuis longtemps...depuis Marie.
Il ne regarderait pas son émission à la con ce soir et même il en venait à penser à son lino dégueulasse dans la cuisine.
Depuis le garage, il la voyait en ombre chinoise dans la maison. Elle semblait aller et venir à sa guise. Il la voyait remettre ses cheveux des deux mains tandis que les siennes se coltinaient la graisse du moteur. La voiture repartirait, un phare à l'avant droit retoqué, un cligno à l'arrière juste rebranché, pas de fuite au radiateur et de la tôle en accordéon qui ne manquerait pas d'interpeler la flicaille locale... Rien de plus. Jo appréciait en silence cette présence derrière le fenêtres de le maison, là à quelques mètres. Sa polaire commençait à poisser au contact de la bagnole et son bonnet avait encore accroché quelques toiles d'araignée dans la grange qui faisait office de garage et d'atelier autant que de vaste débarras attrape-poussière. Dehors le vent était tombé. Ca crissait dans la haie, ça gambadait doucement, ça s'arrêtait et puis ça reprenait. Jo savait. Il connaissait le trottinement de ce hérisson qui rôdait tranquille quand lui comatait devant sa tv sans le son depuis le départ de Marie. Partie seule. Là haut ou ailleurs, putain il s'en foutait bien de l'endroit même le cimetière communal avec la plaque, il s'en tamponnait le coquillar. Elle avait déserté leur petit bonheur, laissé une maison vide en lui qui ne servait plus qu'à un semblant de vie... Taciturne le Jo, une tarentule sur son futal ne le ferait même pas frissonner. Il aimait pas vraiment être comme ça mais c'était sa façon à lui de pas souffrir. Il gardait ça au fond de son âme et forcément dans le bled on le trouvait un peu bizarre, voire renfermé. Il regardait les clés sur le contact avec un anneau et l'hippocampe en métal argenté qui y pendait. Il fit tourner un peu le moteur, lorgna les compte-tours et éteignit tout. La voiture, la grange et oublia le hérisson. La lune balançait sa lumière blanche et sa maison éclairée semblait chaude. Lentement il revint chez lui. Une odeur sucrée indéfinissable lui prenait la tête. Une odeur de femme était là.
Elle avait fait du café. Ca aussi c'était pas dans ses habitudes. La lune et le café bousculaient un peu sa morne routine. Nina avait changé sa boue en pyjama blanc à poix bleus, un pansement rose au dessus de son œil gauche rougissait encore un peu. Jo ne lui demanda rien et ils burent le kawa en silence. Elle regardait les rubans tue-mouche le nez dans sa tasse. Il évitait de la fixer, se contentant de son parfum, de sa présence, des petits frottements du tissus du pyjama chaque fois qu'elle croisait les jambes. L'ampoule de la cuisine faisait un soleil bien pâle et Jo en était presque gêné, mais elle semblait aller mieux. Il la rassura pour la voiture et émit l'hypothèse qu'elle pourrait passer la nuit chez lui avant de rentrer sur Paris. Elle sourit tristement et replongea dans sa tasse.
Il ne faut rien dire de nos rêves profonds si tant est qu'on s'en souvienne et nos souvenirs bons et furtifs sont aussi nos cauchemars qui durent et tuent à petit feu. La chair appelle la chair et les rencontres inoubliables sont aussi les plus inopportunes quand le cœur a cessé de battre.
Nina dormit dans la chambre de Jo. Il prit le divan avec une bouteille de vin pas loin. Tous deux ronflaient et le ciel commençait à s'éclairer. Rouge. Une large bande de flottaison se mêlait à des nuages qui s'étiraient encore et la lune jouait à cache-cache derrière les brisures de la cime des arbres comme un miroir brisé, derniers éclats d'une blancheur passée.
C'est un rayon de soleil et sa cohorte de mouches qui sortit Jo du sommeil. Quelques minutes de langue pâteuse plus tard il se souvint de la veille et éclusa le fond de vin. Du vin et des mouches, du sucre et Nina la tronche plantée dans un air bag.
Du café. Un hérisson et quelques regards échangés au coin d'une table blafarde. Rien ou presque. Le canapé tandis qu'elle dort dans la piaule au dessus. La maison n'est cependant plus aussi vide et la trousse à pharmacie est restée ouverte sur la table de la cuisine.
Jo mit la radio "Communication breakdown"... Led Zep, ce moment lui paru offert, une magie, l'inquiétude étai partie faire un tour. A l'étage pourtant rien ne bougeait. La salle de bain restait muette tandis que la cafetière sifflotait. La tête dans l'évier il mit le robinet au max et se laissa plonger. Dans la grange la voiture avait disparu. Autour de lui les piafs entamaient une partition sur les fils des poteaux électriques. Un retour. Le printemps se pointait. Il regarda vers la fenêtre de sa chambre, ce soir il s'endormirait devant sa télé.
Rien pour troubler la nuit, juste quelques crissements, sans doute des bestioles en vagabondage. Pas même un mot sur la cafetière et le tracteur avec ses phares comme un regard de vieux chien à le fixer sans rien avoir à lui dire de plus.
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